Logiciels libres et transition

Vos outils numériques s’accordent-ils avec vos valeurs ?

Un enjeu de société

"Que ce soit dans le domaine médical, boursier, industriel, éducatif, ou même agricole, il n’existe presque plus de secteurs d’activité ayant échappé à l’emprise du code informatique. Nous en dépendons dans tout secteur de l’activité humaine dans lequel le savoir est clef. Et nous perdons au passage toujours plus de notre autonomie puisque la plupart des logiciels auxquels nous recourons sans le savoir sont dit « propriétaires » : leur code source protégé par des brevets qui appartiennent à de grandes firmes qui en tirent une rente dont le montant est de plus en plus démesuré. Or le logiciel libre – lui – peut être utilisé, copié, partagé et même amélioré librement par tous."*

Nous y voyons donc un enjeu philosophique et politique, autant qu’un choix de société !

La philosophie qui sous-tend les "logiciels libres" est similaire à celle qui s’exprime dans l’éclosion de bien d’autres projets : les « Systèmes d’Echange Locaux », le bénévolat, les entreprises libérées et "organisations opales" [1], les habitats groupés, les entreprises durables, l’intelligence collective, la gouvernance partagée ; bref, un modèle de société qui replace l’humain au centre du système. Avec pour corollaire : les pratiques collectives et l’apprentissage par les pairs (ce qu’on fait déjà dans la pratique en fait, on est chacun motivé par la rencontre avec les collègues).

De l’ancien paradigme…

Ce nouveau modèle se base donc sur d’autres présupposés que ceux sous-jacents aux idéologies suivantes :
— Le capitalisme et le néolibéralisme ayant produit l’entreprise taylorienne, pyramidale et bureaucratique , qui présupposent par exemple : 

  • -≒ « que l’humain est fainéant » et qu’il faut donc le contrôler, et le motiver pour qu’il travaille (ce stéréotype est totalement contredit par l’expérience de télétravail pendant le confinement !). On nous trompe en nous faisant croire que les employés ne travaillent que pour le salaire. Les personnes en burn out en sont d’autres témoins : toutes et tous veulent reprendre au plus vite leur travail ou un autre travail, afin de rester actifs et productifs, utiles.
  • ≑« que l’humain est égoïste », et que si on lui laisse la parole, il ne va penser qu’à son intérêt personnel. Il faut « l’obliger » à agir pour l’intérêt commun.
  • ≒ « que l’humain est bête », et qu’on doit donc décider pour lui : il a « besoin » de supérieurs hiérarchiques…
    … alors qu’au contraire, on attend de l’employé qu’il s’adapte à des tâches de plus en plus changeantes et complexes. Donc, on lui refuse toute créativité… alors qu’il doit en fait en déployer sans cesse ; il est donc prisonnier d’une double injonction délétère (et pathogène).

—  La technocratie, qui se base elle aussi sur des préjugés infondés tels que :
l’humain est faible, irrationnel, émotionnel, prévisible… donc l’intelligence artificielle va combler ses lacunes et faiblesses en pensant à sa place, en l’aidant à la décision (Google veut être la 3me partie de notre cerveau [2])… et le faire consommer !

Or, nous savons que la technologie ne constitue pas la « 3me révolution » qu’elle prétend être (après la révolution industrielle), car elle se révèle impuissante à augmenter le niveau de vie de tous ! [3]

Dans l’ancien modèle, on se focalise donc sur l’objet et la propriété. Avec leurs corollaires numériques : formats informatiques fermés et formats propriétaires devenant la norme, licences d’exploitation et copyright à tire-larigot, stratégies monopolistiques [4], recherche de la croissance infinie, publicité (omniprésente sur nos ordinateurs et même parmi nos mails)... Cet ensemble formant une spirale centripète, enfermante et infantilisante.

… A la « culture libre » !

Dans le nouveau monde, on refait confiance à l’humain ! Celui-ci revient au centre de l’attention. L’objet n’est qu’un outil qu’il peut utiliser s’il en a l’envie ou le besoin.

On crée ainsi une spirale centrifuge, qui peut donc être infinie dans la créativité.

Ses corollaires sont : notre liberté de choix et d’action, la prééminence du bien commun et collectif, du domaine public, de la santé de l’attention portée à autrui, du lien humain, du « copyleft [5] 🄯 » et des licences libres, du faire ensemble, des échanges de pratiques et de services, sans oublier l’autonomie, la responsabilité et la confiance. 🎶 💡⛅ 💞 💬 🌺 🐝 🐱 🌴 ⌛

Dans la pratique d’ailleurs, le confinement l’a montré, ces valeurs se sont exprimées spontanément : bénévoles pour porter les courses, infirmières venues en renfort, cuisiniers heureux de cuisiner pour le personnel hospitalier, couturières pour les masques etc. etc. En temps de catastrophe, c’est la solidarité qui est la norme et non le vandalisme....

Un projet de société

Nous avons un projet de société basé sur les valeurs suivantes et nous donnons ci-dessous, pour chacune de ces valeurs, un exemple concret d’application dans le numérique :

💡Transparence

Nous ne savons précisément ce qu’il y a dans un gâteau que si on nous donne la liste des ingrédients. Nous ne pouvons savoir précisément ce que fait un programme informatique qui si son code source est ouvert c’est-à-dire publié de façon publique et facilement accessible et lisible. ce qui nous donne la liberté d’étudier son fonctionnement.

💞 Confiance

On a confiance dans le logiciel libre grâce à la transparence du code source.
Autonomie. On préserve notre indépendance par rapport à des multinationales informatiques potentiellement abusives car les outils vendus sont opaques (code source fermé).

🌴 Liberté

L’utilisateur est libre de choisir quels programmes il veut utiliser, pour quel usage. Il est aussi libre d’en distribuer des copies ou d’améliorer le programme.

🌈 Universalité

Les logiciels libres conviennent à tous « sans restriction d’accès » (par ex. sans inscription obligatoire, comme chez Google). Ils sont indépendants d’une marque ; en effet, une marque ne devrait pas imposer ses formats comme norme d’utilisation (comme essaie de le faire Windows pour « .doc » par exemple).
Les logiciels libres permettent l’interopérabilité (compatibilité) : un document .odt peut être lu par de nombreux logiciels, c’est donc un format ouvert. Nous sommes donc libre de choisir notre éditeur de logiciel et d’en changer grâce à des interfaces standards. Les logiciels libres ne sont pas dépendants d’une marque (contrairement aux cartouches d’imprimante par ex.)

💯 Partage

Diffusion libre de la connaissance, de l’expérience comme avec Wikipédia par ex.

💬 Entraide, collaboration

Importance du "collectif". Il y a une place pour des actions et des apprentissages communautaires et continus grâce aux forums, aux groupes locaux d’utilisateurs, ....

🐝 Souveraineté [6]

.....Où sont stockées les données publiques de nos ministères ? L’état garde-t-il le contrôle sur les données que nous lui confions ? et nos écoles , mettent-elles tout sur un "cloud" c’est-à-dire l’ordinateur de quelqu’un d’autre ?
En entreposant nos données dans d’autres pays, notre état a-t-il encore la souveraineté numérique c’est-à-dire maîtrise-t-il notre présent et notre destin tels qu’ils se manifestent et s’orientent par l’usage des technologies et des réseaux informatiques ?
Pour assurer l’égalité de tous, citoyens comme entrepreneurs, les monopoles doivent non seulement être évités, mais empêchés de s’accaparer les données personnelles ou publiques.

Durabilité

L’obsolescence oblige à acheter de nouveaux ordinateurs car les systèmes d’exploitations ne sont plus suivis, n’offrent plus de mises à jours disponibles après un petit nombre d’années.
GNU/Linux n’a pas ce penchant. Il est installable et fiable pendant longtemps sur tous les vieux ordinateurs !
Par ailleurs, un ordinateur personnel avec le système d’exploitation GNU/Linux consomme moins de courant (à la prise) qu’avec le système d’exploitation Windows.
Avec la même philosophie, le smartphone de la marque Fairphone est durable car réparable.

🎈 Créativité

Liberté d’améliorer le programme.
Par exemple OpenSourceEcology [7] développe des machines industrielles à code source ouvert en partageant leurs plans en ligne gratuitement. Ces machines peuvent donc être fabriquées à coûts réduits. L’objectif est de créer une économie à code source ouvert, une économie efficace qui accroît l’innovation par une collaboration ouverte.

🎎 Inclusion

Accès possible au plus grand nombre
Les logiciels libres sont souvent gratuits.
Nous avons la liberté de distribuer des copies

🔦 Décentralisation et résilience

Le Peer-to-Peer est une technologie de téléchargement de fichiers d’égal à égal car il permet aux utilisateurs de s’échanger des contenus sans passer par un serveur central. Ce système est moins cher et plus rapide que le système passant par un serveur.
Il permet une plus grande résilience (sauvegarde des données, fichiers) en cas de défaillance d’une partie du réseau (pour cause de vol, incendie, piratage, censure). Facebook par exemple censure beaucoup de propos, de groupes, de profils d’utilisateurs selon ses critères, qui nous sont d’ailleurs inconnus. Diaspora est un réseau social peer2peer. Peertube est un réseau p2p de chaines proposant des vidéos. C’est un alternative à youtube(Google) qui censure aussi comme bon lui semble.
Cela permet d’éviter l’appropriation monopolistique de ressources numériques (données, etc.) avec son risque d’abus de pouvoir.

🔍 Proximité

Personnalisation de la relation usager/créateur via les forums. Beaucoup de développeurs donnent leur adresse email pour toute question. Les codes source des projets sont documentés sur Github réf par ex. et les développeurs qui travaillent sur chaque projet de logiciel sont visibles et joignables.

🌂 Sécurité

Les logiciels libres sont plus difficiles d’accès aux intrusions malveillantes car leur code source est ouvert et donc vérifiable. Il l’est en permanence par la communauté de développeurs du monde entier. Le système d’exploitation GNU/Linux [8] qui est un logiciel libre est aussi plus difficilement attaquable car l’utilisateur a le contrôle sur tout ce qui rentre dans son ordinateur via internet.

En conclusion

En conclusion, les libertés numériques ne peuvent que s’appuyer sur des hommes et de femmes qui pensent que faire ensemble apporte d’avantage de liberté et qui aiment partager leurs découvertes et expériences. Ils et elles ont la conviction qu’en "garantissant les libertés des utilisateurs, le logiciel libre peut rapprocher ordinateurs et êtres humains" [9]

Le logiciel libre s’inscrit dans une dynamique écoresponsables, dans une transition écologique. Tout comme les groupes d’achats locaux, apprenons ensemble comment fonctionnent nos outils, choisissons ceux qui correspondent vraiment à nos besoins, soyons les acteurs de notre liberté numérique avant que ces outils nous piègent, nous manipulent et nous enferment.


licence :
CC BY SA 4.0
Auteur : Virginie Braconnier - Abelli asbl - septembre 2020

 

*Le texte du chapeau vient de “La bataille du Libre” (87mn) , documentaire de Philippe Borrel. https://www.labatailledulibre.org/

*Le Plan Sophia : UN PLAN DE TRANSITION POUR LA BELGIQUE, POUR UNE RELANCE DURABLE POST-COVID 19 a été élaboré par le Resilience Management Group composé d’académiques, économistes et d’entrepreneurs de la transition, qui concilie les connaissances scientifiques et réflexions théoriques avec les expériences concrètes du terrain. De mi-avril à mi-mai 2020, plus de 100 scientifiques et 182 entreprises de la transition écologique de la Coalition KAYA ont travaillé de manière collaborative pour produire ce Plan et le présenter au gouvernement Wilmes. https://www.groupeone.be/plansophia/

[1au sens de Frédéric Laloux dans son ouvrageReinventing Organizations : Vers des communautés de travail inspirées publié en 2015.

[2"Dans la google du loup", Christine Kerdellant, éd. Plon, page 95.

[3"Un pourvoir implacable et doux. La Tech ou l’efficacité pour seule valeur", Philippe Delmas. éd.Fayard. page 41.

[4Les trois phases de la stratégie de Microsoft : Adopter : Développement de logiciels essentiellement compatibles avec un produit concurrent, ou mise en œuvre d’une norme publique. Étendre : Ajout et promotion de fonctionnalités non supportées par le produit concurrent ou une partie de la norme, créant des problèmes d’interopérabilité pour les clients qui essaient d’utiliser la norme "simple". Eliminer : Lorsque les extensions deviennent une norme de facto en raison de leur part de marché dominante, elles marginalisent les concurrents qui ne supportent pas ou ne peuvent pas supporter les nouvelles extensions.

[5copyleft (gauche d’auteur) est une alternative au copyright (droit d’auteur).

[6Définition de Souveraineté : Concept d’un état ou d’une entité qui a le droit et le pouvoir d’être autogouvernée sans interférence extérieure

[8Le système d’exploitation GNU/Linux (1991) est antérieur à MacOS (2001) et une alternative fiable à Microsoft et Apple. Android est un système d’exploitation pour terminaux mobiles développé par une startup du même nom et racheté par Google. Il est basé sur le noyau Linux

[9Sébastien Jodogne, Award for the Advancement of Free Software 2015 https://www.opensourceecology.org/